En 2014, Energystream publiait un grand dossier sur les énergies renouvelables motrices d’une décentralisation énergétique. Nous constations alors que la décentralisation des moyens de production était irrévocablement en marche. Nous percevions que les progrès technologiques et l’ouverture des marchés allaient rapprocher les sites de production des consommateurs.
Aujourd’hui, non seulement la production se décentralise, mais l’ensemble du système énergétique évolue : nous sommes déjà en transition énergétique. Comment cette décentralisation s’opère-t-elle ? Quels en sont les leviers et les freins ? A quelle maille s’organiseront demain production, distribution, consommation ? Quel avenir pour les acteurs historiques ? les nouveaux entrants ? les collectivités ? Afin de mieux comprendre ce mouvement et de nous représenter le monde de demain, nous sommes allés à la rencontre d’acteurs, privés et publics, historiques et émergents. Nous publions à compter d’aujourd’hui et dans les semaines à venir leurs points de vue personnels (ils parlent librement, en leur nom). Ils sont parfois tranchés et toujours sérieux. Nous tenons à les verser au pot de la réflexion citoyenne.
Cette semaine : Grégory Lamotte, Comwatt, qui avait déjà exposé une partie de ses idées sur l’autoconsommation photovoltaïque il y a un an (à relire ici)
Comwatt est une start-up innovante, primée à de nombreuses reprises (13 prix reçus dont celui des « Initiatives PME » remis par l’ADEME & le ministère de l’environnement) et spécialisée dans les solutions d’autoconsommation énergétique. Son fondateur et dirigeant, Grégory Lamotte est un expert énergéticien régulièrement auditionné à l’Assemblée nationale sur les questions liées à la transition énergétique et à la décentralisation des moyens de production d’électricité renouvelable. Cet ingénieur, diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure de Géologie, est spécialiste des Energies renouvelables depuis plus de 15 ans.
Pour commencer, qu’est-ce qu’est, pour vous, un système énergétique décentralisé ?
Un système énergétique décentralisé dispose de 4 caractéristiques principales :
– La production est décentralisée, rapide, peu onéreuse, renouvelable et mise en œuvre par des entreprises locales.
– Le financement est décentralisé et souvent issu de l’économie locale ou des consommateurs eux-mêmes.
– La consommation est locale (circuit court). L’énergie la plus proche est d’abord mobilisée (autoconsommation), puis si elle est insuffisante, on passe à l’horizon du quartier, de la ville, de la région, du pays et des pays frontaliers.
– Le pilotage est adapté à chaque échelle : si une box énergie convient pour l’autoconsommation et les services réseaux, un pilotage centralisé reste nécessaire pour la maille nationale et internationale.
Cette combinaison de moyens de production en cascade correspond à l’optimum économique et de confort, aussi bien pour les consommateurs que pour les réseaux.
Pour en faire la démonstration, gardons à l’esprit deux principes fondamentaux de la production d’électricité :
- L’impossibilité de stocker massivement aujourd’hui l’électricité produite (seul 3% de l’énergie que nous consommons est issu du stockage, surtout hydraulique).
- Le merit order, c’est-à-dire l’appel aux différentes unités de production électriques, au fur et à mesure, en fonction de leurs coûts marginaux croissants[1]
Aujourd’hui, il est difficile pour un petit consommateur d’atteindre son optimum énergétique sans utiliser les outils du digital. Pour faire baisser sa facture, les box énergie (comme celle de Comwatt) permettent de travailler sur son efficacité énergétique et d’optimiser son autoproduction.
L’efficacité énergétique pour les particuliers, cela veut dire quoi ?
Plusieurs études (L’ADEME, CNRS, Powermetrix..) chiffrent à 20% l’économie qui peut être faite dans le diffus grâce aux fonctionnalités d’efficacité énergétique des « box énergie » . Il s’agit donc d’un poste d’économie très important.
Je suis convaincu que la première piste est de donner une meilleure connaissance aux gens de leur consommation énergétique. Aujourd’hui, la majorité des consommateurs ne disposent d’aucune information. J’illustrerai mon propos par une métaphore automobile : comment peut-on demander aux gens de respecter les limites de vitesse sans aucun tableau de bord ni indicateur de vitesse ? Quand l’amende arrive 6 mois plus tard, il est déjà trop tard. C’est exactement la même chose avec les factures énergétiques. C’est pourquoi, chez Comwatt, nous proposons aux gens, via une application mobile, un aperçu précis et en temps réel de leur consommation énergétique.
Ensuite, il faut aider les gens à comprendre leur consommation et à l’adapter. Notre solution permet par exemple de comparer sa consommation réelle par appareil électroménager par rapport à la consommation des autres utilisateurs de matériel identique et de comparer sa consommation réelle et la consommation théorique. On sous-estime souvent les écarts entre la consommation théorique et réelle de nos matériels. Le scandale Volkswagen, nous, on le voit tous les jours !
Ainsi averti, le consommateur peut changer ses comportements et prendre les bonnes décisions au moment d’acheter ou de faire réparer. Ensuite, après avoir gagné en efficacité énergétique, il peut chercher à produire sa propre énergie
Produisant lui-même, le consommateur est-il sûr d’y gagner ?
Oui, s’il se tourne vers le photovoltaïque.
En prenant en compte le LCOE, (Levelized Cost of Energy : un standard international qui permet de comparer le prix des énergies entre elles), on se rend compte de l’incroyable attractivité de l’énergie solaire. Aujourd’hui, le LCOE de l’EPR est de l’ordre de 10 centimes par kWh. Les prix sont aux alentours de 5 centimes pour le charbon et de 6 ou 7 centimes pour le gaz naturel. Dans le même temps, le prix du solaire tourne autour des 3 centimes d’euros (2,6 centimes à Dubaï ou au Chili ce qui ferait environ 3,3 centimes avec un ensoleillement semblable à celui du sud de la France). Cet avantage compétitif du photovoltaïque va s’accentuer suivant la loi de Swanson (Ndlr : Souvent comparée à la loi de Moore, la loi de Swanson observe que le prix d’une cellule photovoltaïque tend à chuter de 20 % lorsque la capacité de production mondiale de cellules double. De fait, de 100$/watt en 1976, le prix d’une cellule photovoltaïque en silicium cristallin est actuellement bien en dessous d’un dollar.
Ce n’est pas un hasard si des géants comme Apple ou Google se lancent dans la production d’énergie solaire : le virage est en marche.
Et parmi les énergies renouvelables, c’est encore le photovoltaïque qui gagne. Si, pendant très longtemps, le solaire thermique a été mis en avant comme une solution de meilleur rendement, de récents travaux démontrent aujourd’hui la meilleure efficacité de l’énergie photovoltaïque, à la fois pour des raisons de rendement, de durée de vie et de coûts d’installation. Quant à l’éolien, ce n’est pas une solution adaptée pour le marché diffus (l’éolien demande beaucoup d’espace et de très grands mâts pour être rentable).
Avec de l’électricité solaire produite localement, le merit order est chamboulé, la priorité étant donnée à cette énergie, plus proche et moins chère. Le consommateur accède ainsi dans un premier temps à l’énergie que j’appelle potagère (autoconsommation), puis à l’énergie produite dans son quartier, puis celle produite en périphérie de sa ville (maraîchère), etc.
Produire localement et autoconsommer, permettra par ailleurs de faire baisser les coûts du réseau, aujourd’hui dimensionné pour répondre à quelques heures de pointe de consommation par an à partir de sources centralisées. Ce surdimensionnement des lignes haute-tension et des transformateurs génère des pertes très importantes aujourd’hui.
Pour autant, le tarif d’utilisation des réseaux publics est décidé nationalement par les instances publiques…
Certes, mais les choses changent de façon progressive. Tout le monde s’accorde à dire aujourd’hui que le prix de vente de l’énergie doit refléter son coût de production. C’est du domaine de la logique : on doit payer moins cher si on consomme à proximité des lieux de production. C’est l’esprit de la circulaire parue cet été sur la mise en place d’un micro TURPE (Ndlr : projet d’ordonnance relatif à l’autoconsommation d’électricité et créant, entre autres, des « TURPE autoconsommation », tarifs d’utilisation des réseaux publics de distribution d’électricité spécifiques pour les consommateurs participant à des opérations d’autoconsommation[2]).
Pour revenir sur votre question initiale, la décentralisation s’impose donc, car elle est, comme je viens de l’expliquer, la solution la moins chère.
Quelle répartition des usages imaginez-vous ? Pouvez-vous nous donner plus de détails sur votre vision du système énergétique décentralisé : qui consommera, produira, pilotera… ?
L’enjeu de la répartition des usages est évidemment central. Avec l’effet de foisonnement, il est bien plus facile de synchroniser l’offre et la demande à l’échelle d’un quartier que d’un seul logement. Dans un quartier, offre et demande se synchronisent au niveau des usages. On peut ainsi faire fonctionner les appareils électriques à des moments différents. Quel intérêt y a-t-il à ce que tous les cumulus du quartier fonctionnent en même temps ? Le cumulus par exemple permet de stocker ponctuellement l’énergie et de servir de variable d’ajustement entre production et consommation.
La synergie entre acteurs de l’énergie s’impose pour permettre aux consommateurs d’obtenir des prix toujours plus attractifs. A l’échelle d’un quartier, nous travaillons sur le réseau géré par Enedis afin de limiter la somme des consommations. Dans le même temps, nous travaillons avec la tarification d’EDF pour que nos clients consomment l’énergie au moment où son prix est le plus intéressant. Toujours dans cette optique, nous venons également de lancer un partenariat avec RTE. L’enjeu est donc de travailler ensemble à la réduction des coûts.
Qui, selon vous, doit-être le chef de fil de ce changement ?
Le consommateur, sans hésitation. L’avenir des systèmes énergétiques, c’est le prosumer (consom’acteur en français). C’est le consommateur qui choisira et agrégera les services en fonction de ses intérêts. Pour faire une comparaison simple, l’idée à termes c’est d’arriver au même niveau de service que Blablacar. Sauf qu’au lieu de donner la date et l’heure de départ qu’il souhaite pour son trajet, le consommateur définira son profil énergétique et réclamera la solution la plus intéressante.
On peut ainsi tout à fait imaginer un système dans lequel les collectivités reprennent en main la gestion des réseaux d’électricité. Aujourd’hui, Enedis et quelques entreprises locales de distribution sont les concessionnaires obligés mais, dans le système décentralisé que j’imagine, les collectivités auraient tout intérêt à se lancer dans la production d’énergie renouvelable et parfois gérer elles-mêmes la distribution. On a longtemps jugé les collectivités pas assez qualifiées pour cela mais la situation évolue. S’il semblait légitime de ne pas leur confier la gestion d’une centrale nucléaire, très complexe, la gestion d’une ferme de panneaux solaires est beaucoup plus simple.
Pour conclure, quels sont donc, selon vous, les freins à lever à court terme pour poursuivre ce mouvement vers la décentralisation du système énergétique en France ?
La réponse est simple : faire ce que l’Europe demande en proposant des prix de vente qui reflètent les prix de revient. En faisant ça, on baissera les coûts de réseau et on placera le consom’acteur au cœur du mouvement. L’intégration du digital dans le réseau fera irrémédiablement baisser les coûts de l’énergie. Cela permettra aussi à de nombreuses entreprises françaises de s’imposer comme des leaders du domaine.
L’enjeu, aujourd’hui, c’est donc de redistribuer les cartes et d’offrir une transparence réelle des coûts. La législation doit ainsi, sous l’action du consom’acteur, évoluer pour permettre à chacun d’être sur un même pied d’égalité.
Mais cela ne plait pas à tous les acteurs en place actuellement, car cela les oblige à sortir de leur zone de confort. Mais rappelons ce qui est le plus important : c’est le pouvoir d’achat des Français à court, moyen et long terme.
Le parallèle avec la façon dont Free a révolutionné le marché est intéressant. Grâce à Xaviel Niel et à ses équipes, nous avons chacun économisé, en moyenne, près de 50€ par mois et nous disposons aujourd’hui du forfait mobile data illimité le moins cher du monde. Alors pourquoi cette redistribution des cartes qui a si bien fonctionnée dans les télécoms ne pourrait pas fonctionner également dans l’énergie ?
D’autres visions d’experts :
- L’article introduisant la série d’interviews sur la décentralisation énergétique
- L’interview de Xavier Moreau (Schneider Electric)
- L’interview de Claudio Rumolino (Valorem)
- L’interview d’Esther Bailleul (CLER)
[1] http://www.connaissancedesenergies.org/electricite-qu-est-ce-que-la-logique-de-merit-order-120215
[2] http://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-27002-projet-ordonnance-autoconsommation-collective-turpe-cse.pdf
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