En 2014, Energystream publiait un grand dossier sur les énergies renouvelables motrices d’une décentralisation énergétique. Nous constations alors que la décentralisation des moyens de production était irrévocablement en marche. Nous percevions que les progrès technologiques et l’ouverture des marchés allaient rapprocher les sites de production des consommateurs.
Aujourd’hui, non seulement la production se décentralise, mais l’ensemble du système énergétique évolue : nous sommes déjà en transition énergétique. Comment cette décentralisation s’opère-t-elle ? Quels en sont les leviers et les freins ? A quelle maille s’organisent production, distribution, consommation ? Quel avenir pour les acteurs historiques ? les nouveaux entrants ? les collectivités ? Afin de mieux comprendre ce mouvement et de nous représenter le monde de demain, nous sommes allés à la rencontre d’acteurs, privés et publics, historiques et émergents. Nous publions à compter d’aujourd’hui et dans les semaines à venir leurs points de vue personnels (ils parlent librement, en leur nom). Ils sont parfois tranchés et toujours sérieux. Nous tenons à les verser au pot de la réflexion citoyenne.
Cette semaine : Nicolas Wojnarowski, Responsable du département Collectivité et Territoires chez Enedis (ex-ERDF)
Enedis est une entreprise de service public, gestionnaire du réseau de distribution. Au service de 35 millions de clients, elle développe, exploite, modernise 1,4 million de kilomètres de réseau électrique basse et moyenne tension (220 et 20 000 Volts) et gère les données associées.
En tant que distributeur d’électricité sur 95% du territoire, comment Enedis perçoit la décentralisation énergétique ?
Je parlerai de la perception d’Enedis sur la décentralisation et de comment Enedis est perçue. Nous percevons la décentralisation comme un mouvement de l’histoire, qui est à la fois économiquement et écologiquement pertinent. Enedis veut être un acteur au service de la création de valeur environnementale et financière.
De fait, notre enjeu est double :
- Montrer qu’Enedis est dans le mouvement. Nous souhaitons être un facilitateur de la transition énergétique, en mettant nos compétences au service des innovations dans ce secteur.
- Montrer qu’Enedis accueille dans les meilleures conditions les énergies renouvelables. Gérer les réseaux électriques, c’est quand même notre métier depuis 70 ans ! Les réseaux changent, mais nous ne nous considérons pas comme en retard vis-à-vis de ces enjeux.
Quels sont les leviers de la décentralisation énergétique selon vous ?
Des leviers qui sont actionnés par les collectivités territoriales, notamment. Elles sont d’abord motivées par l’environnement : améliorer la qualité de l’air, lutter contre le changement climatique, protéger les ressources naturelles. Les Français aspirent à vivre dans un monde plus sobre, plus propre. Ensuite, elles se préoccupent de la société et s’organisent localement pour mener des projets dans une logique participative, en mutualisant les moyens. Enfin, on décèle une attente économique sous-jacente mais tout au moins aussi forte. Elles s’interrogent : « qu’est-ce qu’on y gagne ? » Au-delà du pavé « écologico-sociétal », si on ne démontre pas que les projets locaux créent de la valeur financière, ils ne se font pas. Or la décentralisation n’a pas tranché la question des coûts et des retours sur investissement.
Sur un certain nombre de ces postes de coûts, Enedis peut jouer un rôle. Par exemple, dans un quartier équipé de panneaux photovoltaïques, Enedis peut accompagner les partenaires de la filière sur plusieurs axes : piloter les systèmes, synchroniser la demande et la production, éviter des renforcements des réseaux, donc faire des économies.
A quelle maille s’établira l’équilibre production / consommation dans les systèmes énergétiques décentralisés ?
La question de la maille est très pointue. Dans tous les cas, le réseau électrique restera présent. Prenons l’exemple d’un immeuble ou d’un quartier qui souhaite consommer la production locale : le réseau aura toujours un rôle assurantiel et permettra la répartition de la production locale entre les consommateurs intégrés dans l’opération d’autoconsommation collective.
Faire évoluer la réglementation est-il nécessaire pour libérer le potentiel économique de la décentralisation ?
Vous mettez le doigt sur une question cruciale, les débats sont très vifs pour déterminer s’il faut oui ou non changer la réglementation.
Selon moi, les blocages réglementaires commencent à être levés. Par exemple, une ordonnance publiée cette année ouvre la possibilité de partage de l’énergie produite localement entre consommateurs, par le biais d’une ventilation d’un moyen de production entre acteurs locaux. Enedis réfléchit avec les fournisseurs et les responsables d’équilibre au fonctionnement d’un tel système, notamment à ce qui concerne le « dispatch » des flux.
Un autre décret porte sur les services de flexibilité qu’une collectivité ou un partenaire peut proposer au gestionnaire de réseau. Cette évolution réglementaire permet de reconnaître la valeur apportée au réseau et rémunère l’acteur pour ce service rendu. Nous avons d’ores et déjà signé des contrats avec des territoires sur ce sujet. Ces flexibilités peuvent porter sur le dimensionnement du raccordement, la conduite du réseau… Mais il reste à évaluer la valeur apportée et le risque de double rémunération de l’investissement et du fonctionnement de la flexibilité, face auquel Enedis est vigilante. Je pense que cette mesure va permettre de canaliser les projets d’efficacité énergétique ayant un impact sur le réseau.
Dans la mesure où elle peut aboutir à se passer du réseau dans certains cas, la décentralisation remet-elle en cause la péréquation tarifaire ?
Enedis est régulièrement accusée de tous les maux en ce qui concerne le TURPE [1]. Certains acteurs défendent l’idée selon laquelle l’énergie produite localement n’utilise que très peu le réseau et ne devrait donc pas payer le même coût d’utilisation du réseau. D’autres avancent que les réseaux privés présentent des coûts moins élevés pour leurs usagers que ceux du réseau national. Nous répondons que nous ne sommes ni régulateur ni législateur. La péréquation est un choix politique et sociétal, auquel se conforme Enedis. Si le politique souhaite favoriser certains comportements de consommation à travers un tarif préférentiel, cela doit être acté dans une règle tarifaire globale.
Ce que nous savons en revanche, c’est que la production locale ne fait pas toujours baisser les coûts de réseau. Le réseau centralisé demeure souvent une solution de secours, par exemple lors de la pointe de consommation. Par ailleurs, l’argument de la compétitivité des réseaux privés est fallacieux, en raison de la péréquation : les coûts d’exploitation n’ont rien à voir entre une zone urbaine et une zone rurale, d’un facteur pouvant aller jusqu’à 6. De plus, dès lors qu’un usager se déconnecte du réseau national, les coûts globaux pèsent un peu plus sur le reste des usagers. Un projet d’ordonnance sur les réseaux fermés d’électricité devrait clarifier ce point.
Le rôle que se donne Enedis est celui d’expliquer que la péréquation est la pierre angulaire de la tarification des réseaux.
La structure tarifaire pourrait évoluer vers une tarification à la puissance souscrite plus qu’à l’énergie délivrée. Cette évolution permettrait de reconnaître le service assurantiel du réseau électrique,
Quel rôle Enedis se confère-t-il dès à présent dans la décentralisation énergétique ?
Celui de pédagogue des réseaux et des impacts des projets locaux sur ces derniers. Nous préférons les termes d’information et de pédagogie à celui de conseil.
Nous sommes parfaitement légitimes dans deux domaines. En premier lieu, l’analyse des impacts réseaux des projets, qui permet aux collectivités de dimensionner leurs projets, qu’il s’agisse de zones d’aménagement concerté, d’écoquartiers, d’installations de production d’énergie renouvelable ou d’installations de recharge de véhicules électriques… En second lieu, la mise à disposition des données dans le cadre permis par la loi, qui permet d’aider les collectivités à cadrer leurs politiques publiques en fonction des consommations.
Nous collaborons avec de grandes collectivités telles que Lyon et Grenoble sur leurs projets de planification énergétique. Nous avons saisi l’importance pour les décideurs politiques de ne plus travailler par vecteur énergétique mais en termes de signature énergétique territoriale, tous flux confondus. Nous leur apportons de l’expertise sur les impacts réseaux de leurs projets.
En parlant de mobilité électrique : la considérez-vous plutôt comme un vecteur de décentralisation ou comme un frein pour les systèmes décentralisés ?
Développer la mobilité électrique implique de réussir à lisser les charges, pour ne pas faire exploser les coûts de réseau. Par exemple, aux bus à induction qui se rechargent à l’arrêt, préférons la flotte RATP de 2000 bus électriques qui se rechargent la nuit. Aujourd’hui l’augmentation des bornes pour les véhicules électriques est plutôt perçue comme une charge supplémentaire pour le réseau et notre but actuel est d’innover vers plus d’intelligence (borne de recharge novatrice, système d’information …) pour lever ces contraintes. A moyen terme, je suis convaincu que nos véhicules électriques pourront constituer une solution pour optimiser notre usage du réseau.
Quels sont les acteurs qui poussent à la décentralisation du système énergétique ?
Cela dépend de ce qu’on entend par décentralisation énergétique. Je n’aime pas l’idée d’indépendance énergétique locale. Nos expérimentations ont démontré que l’autonomie complète à maille locale est technologiquement improbable (à NiceGrid, le record du monde du temps d’ilotage électrique est de quelques heures). En revanche, je suis pour l’optimisation du potentiel local dans des conditions économiques viables. Je considère qu’Enedis est l’accompagnateur principal du mouvement. Nous agissons avec pour philosophie de faciliter l’émergence de solutions et leur intégration au service de la création de valeur. Nous ne sommes pas l’acteur qui ne veut pas faire bouger les choses.
D’autres acteurs sont aussi moteurs : la filière des énergies renouvelables bien entendu ; les collectivités et leurs aménageurs, notamment les métropoles qui se structurent, qui prennent les compétences énergie ; les cabinets d’étude et les développeurs de solutions smart grid…
A l’opposé, y a-t-il des acteurs qui freinent ?
Les fournisseurs ont compris, ils ne freinent plus. Je n’identifie pas d’acteurs qui freineraient volontairement le mouvement. En revanche, j’identifie un fantasme français du « y a qu’à faut qu’on », c’est à dire « je mets des panneaux partout et c’est parti », qui est parfois alimenté par les élus. Les acteurs qui ont des responsabilités de long terme pour faire tourner le système, perçoivent les défis et les risques associés. Ils peuvent donc apparaître comme bloquants, c’est notamment le reproche qui est fait aux distributeurs… Mais nous, nous serons encore là demain, nous ne pouvons pas faire du « sell and run [2] » …
Si personne ne freine, alors la décentralisation, c’est pour quand ?
Au terme de cet entretien, je maintiens que je préfère le terme de « transition énergétique » : quand la transition énergétique sera-t-elle concrétisée ?
D’un point de vue technique, nous sommes déjà dans un système décentralisé. Les installations de production d’énergie renouvelable sont raccordées, les électrons circulent localement, ils ne remontent pas à Paris pour redescendre chez les clients.
D’un point de vue réglementaire, les textes sortent ou sont sortis : énergies renouvelables, maîtrise de la demande énergétique et mobilité électrique.
Le compteur communicant Linky est installé progressivement dans les foyers, pour faciliter les transferts de données.
Il n’y a plus de frein technique, nous sommes prêts. Seul le « trade off » économique décidera du rythme de la transition énergétique.
[1] TURPE : Tarif d’Utilisation des Réseaux Publics d’Électricité
[2] « Je vends et je m’enfuis » en anglais
D’autres visions d’experts :
- L’article introduisant la série d’interviews sur la décentralisation énergétique
- L’interview de Xavier Moreau (Schneider Electric)
- L’interview de Claudio Rumolino (Valorem)
- L’interview d’Esther Bailleul (CLER)
- L’interview d’Eric L’helguen (EMBIX)
- L’interview de Vincent Fristot (Ville de Grenoble)