En 2014, Energystream publiait un grand dossier sur les énergies renouvelables motrices d’une décentralisation énergétique. Nous constations alors que la décentralisation des moyens de production était irrévocablement en marche. Nous percevions que les progrès technologiques et l’ouverture des marchés allaient rapprocher les sites de production des consommateurs.
Aujourd’hui, non seulement la production se décentralise, mais l’ensemble du système énergétique évolue : nous sommes déjà en transition énergétique. Comment cette décentralisation s’opère-t-elle ? Quels en sont les leviers et les freins ? A quelle maille s’organisent production, distribution, consommation ? Quel avenir pour les acteurs historiques ? les nouveaux entrants ? les collectivités ? Afin de mieux comprendre ce mouvement et de nous représenter le monde de demain, nous sommes allés à la rencontre d’acteurs, privés et publics, historiques et émergents. Nous publions à compter d’aujourd’hui et dans les semaines à venir leurs points de vue personnels (ils parlent librement, en leur nom). Ils sont parfois tranchés et toujours sérieux. Nous tenons à les verser au pot de la réflexion citoyenne.
Cette semaine : Emmanuel Soulias, Directeur Général d’Enercoop
Enercoop est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) dédiée à la production et à la fourniture d’électricité entièrement renouvelable. Elle compte aujourd’hui 10 coopératives régionales, 120 producteurs et 45.000 consommateurs. Administrateur d’Enercoop pendant six ans, Emmanuel Soulias en est le Directeur Général depuis 2015.
Quelle définition donnez-vous à la décentralisation du système énergétique ?
La décentralisation du système énergétique, c’est le rapprochement des producteurs et des consommateurs à différentes mailles : la région, le bassin de vie, l’agglomération, la ville, voire la copropriété. Dans le système énergétique décentralisé, la production sera adaptée à des besoins autant que ces besoins s’adapteront à la production : c’est de la proximité en circuit-court, comme pour la chaîne alimentaire. Mais nous n’y sommes pas encore, notamment parce que la distribution d’énergie structure historiquement le système de manière centrale.
Parleriez-vous d’un ou de plusieurs systèmes ?
Aujourd’hui on fonctionne dans un seul système où ENEDIS tient une place centrale entre les producteurs, les fournisseurs et les consommateurs. Demain, on ira peut-être vers une multiplicité de systèmes avec l’évolution des usages, l’émergence de l’autoconsommation et le renforcement du modèle coopératif.
Le modèle coopératif ne fait-il pas déjà partie du paysage ?
Certes la dynamique des coopératives n’est pas nouvelle puisqu’elle est née des mouvements anti-nucléaires ou régionalistes au moment de la libéralisation du secteur énergétique il y a plus de dix ans. Mais la logique de coopération, qui est celle d’Enercoop depuis ses débuts, est porteuse de sobriété, d’implication et de proximité.
Sobriété : lorsque on est conscient de la provenance de l’électricité et des contraintes liées à sa production, on est plus attentif à sa consommation. Nous nous réclamons du scénario Négawatt.
Implication : nos sociétaires s’impliquent car ils s’approprient la chaîne de valeur de l’énergie. Nous mettons beaucoup l’accent sur la transparence et la pédagogie, dans notre gouvernance.
Proximité : c’est une valeur sociale et sociétale que nous défendons. Enercoop ce sont aujourd’hui 10 coopératives implantées sur le territoire, bientôt plus.
Pour rester sur cette question de la proximité, quelle sera la maille dominante du système énergétique décentralisé ?
Il n’y a pas d’évidence actuellement. Je constate des dynamiques propres à chaque territoire.
Prenons notre propre cas comme exemple. Enercoop a d’abord essaimé à la maille des anciennes régions, avec leur soutien et celui de financeurs de l’économie sociale et solidaire (ESS) tels que France Active [1]. Mais, si d’un côté les sociétaires d’Enercoop Aquitaine souhaitent maintenant développer leur activité aux frontières de la Nouvelle Aquitaine [2], le sociétaires d’Enercoop Bretagne se projettent, eux, à une échelle plus locale dans les prochaines années. Nous restons à l’écoute des sociétaires. Notre travail est de suivre le besoin et la demande et d’anticiper les modifications techniques induites.
Regardons maintenant chez nos clients. Depuis la fin des tarifs régulés de vente, ça bouge dans les villes et les intercommunalités. L’agglomération est un relai de développement de la production locale. Nantes Métropole, par exemple, a lancé un appel d’offres de fourniture [3] d’électricité verte demandant que l’attributaire sache démontrer aux nantais que leur énergie consommée est durable, produite localement par des producteurs dont on peut tout savoir et qui ne font pas la course aux profits. La Ville de Paris affiche aussi sa volonté de tester les liens producteurs-consommateurs. Un test de boucle citoyenne est en cours à la halle Pajol : la Ville de Paris s’associe au mouvement Énergie Partagée, proche d’Enercoop, pour cela.
Quels sont les acteurs moteurs de la décentralisation du système énergétique ?
Les collectivités locales ont un rôle majeur à jouer dans la décentralisation et les expérimentations de boucles locales, notamment dans les territoires à énergie positive. Elles devront notamment porter les programmes d’efficacité énergétique indissociables de ces expérimentations pour contenir les besoins de production en période de pointe.
Les citoyens affichent une volonté toujours plus forte de maîtriser la chaîne de valeur de l’énergie. Mais, seuls, ils n’ont pas tous les moyens d’agir. Ils ont besoin de l’impulsion et de l’engagement d’une ou de plusieurs collectivités à leurs côtés.
Quels leviers permettent cette décentralisation énergétique ?
Je vois deux leviers majeurs pour réussir la décentralisation.
En premier lieu, il s’agit de desserrer l’étau politique et réglementaire qui pèse actuellement sur les acteurs du système afin qu’ils puissent tester des solutions nouvelles, comme des boucles locales et décider ou non d’essaimer. Ils ont besoin d’être stimulés, appuyés. On pourrait imaginer des territoires d’expérimentation. Aux responsables nationaux et à la DGEC de donner le signal et aux acteurs historiques tels qu’EDF et ENEDIS de faire évoluer leurs positions !
Les outils numériques représentent le deuxième levier : ils permettront de gérer les flux dans un système où les responsabilités d’équilibre, de comptage et de pilotage seront forcément plus compliquées. Il faudra du temps pour trouver la bonne organisation tant les questions en suspens sont nombreuses, c’est pourquoi les outils numériques de demain devront être souples et agiles.
Et puis le paysage technico-économique s’éclaircit. Le modèle photovoltaïque, en particulier, semble plus mûr.
Au regard de ces leviers, à quelle échéance pouvons-nous espérer basculer concrètement vers un système énergétique décentralisé ?
Sur ce point, il faudrait avoir une boule de cristal afin de pouvoir vous répondre. La vraie question à se poser est plutôt la suivante : quelle va être l’impulsion politique en faveur de la décentralisation du système énergétique dans les cinq prochaines années ?
Il y a quelques années, Jérémy Rifkin, pour la région Nord-Pas-de-Calais, parlait d’expérimenter des solutions locales de production et de consommation. Cela ne s’est pas fait encore.
Je pense qu’il manque avant tout un signal fort de l’Etat qui dirait « vous avez le droit de faire ».
Pas sûr qu’un tel signal intervienne dans les prochains mois.
Qui seront les acteurs du système énergétique décentralisé ?
Sans doute les mêmes qu’aujourd’hui, mais à un échelon local : producteurs, consommateurs, financeurs, collectivités locales, industriels & fournisseurs de services.
Le regroupement de ces acteurs autour d’un statut coopératif, dans lequel chaque personne dispose d’une seule voix et recherche le consensus, permet un dialogue très riche et non sclérosant autour d’un projet commun. Le statut de SEM existe également, avec un pilotage fort d’une collectivité locale : malheureusement en cas d’alternance politique, certains projets peuvent s’arrêter !
Je pense que de nouveaux acteurs apparaitront : ceux qui travaillent sur les usages de façon innovante, que ce soit des startups, ou des spin offs de grands groupes. C’est un challenge, car ces acteurs ne sont pas toujours enclins à la dynamique coopérative et se focalisent sur la vente de leurs solutions. Mais les collaborations peuvent se développer. Avec Comwatt et la région Occitanie, nous avons réalisé une expérimentation en Languedoc Roussillon sur la maîtrise de l’énergie. C’est un début et mutualiser les efforts lors des expérimentations est une nécessité.
En conclusion, quels sont les freins à lever à court terme pour poursuivre le mouvement vers la décentralisation du système énergétique en France ?
Baissons la pression administrative et bureaucratique. Et que l’Etat favorise l’apparition de territoires d’expérimentation.
[1] http://www.franceactive.org/
[2] qui comprend également les anciennes Poitou-Charentes et Limousin
[3] A l’occasion de la fin des tarifs régulés de vente
D’autres visions d’experts :
- L’article introduisant la série d’interviews sur la décentralisation énergétique
- L’interview de Xavier Moreau (Schneider Electric)
- L’interview de Claudio Rumolino (Valorem)
- L’interview d’Esther Bailleul (CLER)
- L’interview d’Eric L’helguen (EMBIX)
- L’interview de Vincent Fristot (Ville de Grenoble)
- L’interview de Nicolas Wojnarowski (Enedis)
- L’interview de Sophie Galharret