Le mois dernier, nous vous proposions un article introduisant les opportunités de la transition numérique du nucléaire français. Dans ce second article – tribune publiée hier sur Le Monde de l’Energie – découvrez les premiers cas concrets et objectifs de la digitalisation du secteur.
« Le numérique est un des leviers pour obtenir des réductions de coût importantes et allier sûreté et compétitivité », Philippe Knoche, Directeur général de New AREVA, mars 2017. Avec plus de 220.000 salariés et 2500 entreprises, le secteur nucléaire constitue aujourd’hui la troisième filière industrielle en France et la source de production d’électricité la plus importante (76 % du mix électrique français). Tiraillés entre des enjeux de performance mais aussi des problématiques de sûreté et de sécurité, les acteurs de la filière (grands fleurons industriels, les centres de recherche et PME) se rejoignent autour de ce même constat : la digitalisation est un élément stratégique. Il faut digitaliser.
Bien que les technologies du Big Data ont fait leur entrée remarquée sur le marché depuis plus d’une décennie proposant des perspectives prometteuses (traitements massifs parallélisés de grosses quantités de données, gestion en temps réel de pannes systèmes, machine learning, etc.), le secteur nucléaire débute à peine sa mue numérique.
En vue des bénéfices annoncés, le secteur doit nécessairement accélérer sa digitalisation. Ainsi, quel état de l’art pouvons-nous faire quant au degré de digitalisation des entreprises de la filière ?
Le digital au service de la compétitivité et de la performance opérationnelle
Bertrand Gauvain, délégué général du pôle de l’industrie nucléaire (PNB) affirmait l’été dernier que « des gains sont possibles pour améliorer la compétitivité et la flexibilité du secteur » et que « l’essor du digital dans toutes les strates de la chaîne de production de la filière va nous y aider ». Des objectifs de réduction de coûts d’exploitation de 20 à 30 % grâce au numérique sont aujourd’hui annoncés par certains industriels. Leur analyse est simple : pour atteindre un tel objectif, une transformation de l’organisation du travail et plus largement la création d’un nouveau modèle économique deviennent nécessaires.
À ce titre, EDF a largement débuté ses chantiers de digitalisation avec comme priorité d’améliorer la traçabilité et le partage des documents (modes opératoires, documents fournisseurs, documents à destination de l’agence de sûreté nucléaire, etc.) et d’accélérer le déploiement d’outils de simulation numérique. Les premiers retours d’expérience ont montré des impacts de la digitalisation sur tous les niveaux du cycle de vie d’une centrale nucléaire tant dans les phases projet que dans les phases d’exploitation.
En effet, l’utilisation de « plateformes d’échanges numériques » permet à tous les collaborateurs autour d’un même projet d’accéder au même niveau de connaissance dans un temps record pour anticiper les impacts sur les plannings mais aussi les coûts. M. Aubardier, Vice-président exécutif d’Assystem, précise que « dans le nucléaire, vous pouvez, sans le savoir, refaire quatre ou cinq fois la même donnée technique sur toute la vie du projet jusqu’à la fin de l’exploitation. Sur certains chantiers, il peut y avoir dix niveaux de sous-traitance, la probabilité que la bonne information arrive au bon moment, dans la bonne configuration, à la bonne personne est relativement faible. ». Le digital aide à assurer une continuité de l’information sur l’intégralité de la chaîne de production.
D’autre part, les initiatives autour des « jumeaux numériques » se précisent. Grâce à des scanners lasers ou des photographies 3D, EDF continue l’étude de création de clones virtuels des têtes de séries du parc français, c’est-à-dire des premiers réacteurs construits pour chaque famille (« palier ») de centrales (900, 1?300 et 1?450 mégawatts). L’objectif de ses clones étant, d’ici 2020, de faciliter les étapes de maintenance des parcs et de favoriser la préparation des interventions. Réelles maquettes virtuelles, elles permettront aussi de « mieux prévoir les arrêts de réacteurs et coordonner les opérations à réaliser (déconstructions futures incluses) entre les équipes d’EDF, les sous-traitants et les fournisseurs » comme le précise Pierre Beroux, directeur de la transformation numérique industrielle de la production-ingénierie chez EDF.
Le digital facilite les initiatives autour de l’innovation
Conscient de toutes les initiatives engagées autour de l’open innovation, Areva avec son site internet innovationpme.areva.com s’est donné comme objectif de « développer des solutions en adéquation avec les attentes des donneurs d’ordre ». Pour le moment, un petit écosystème s’est constitué agrégeant environ 900 PME autour de 25 challenges.
Pour le CEA, premier organisme de recherche déposant de brevets, le digital permettra d’accélérer les temps d’innovation. « La mise en place de plateformes collaboratives pour accélérer l’innovation ou assurer la continuité numérique des données utilisées pour un projet. C’est un aspect organisationnel qu’il ne faut pas minimiser surtout lorsque de nombreux acteurs interviennent dans un projet complexe et qu’il faut assurer une parfaite gestion des interfaces. » analyse François Gauché, Directeur de l’énergie nucléaire au CEA. Les codes de calculs développés au sein d’une équipe sont ainsi plus facilement partagés avec d’autres équipes qui peuvent l’améliorer ou l’intégrer dans des solutions logicielles implémentées en interne.
Le digital impacte la sûreté nucléaire
Dans le nucléaire, où la sûreté est la problématique la plus importante, le digital peut être un atout lorsqu’il s’agit de démontrer la sûreté à chaque étape du projet. Il permet de « garder une trace des différentes étapes » et « s’assurer que l’on répond aux exigences du départ » comme le mentionne M. Aubardier.
Au-delà de la traçabilité et la constitution d’une imposante base de données basées en grande partie sur les retours d’expérience, le digital améliore considérablement les actions autour de la formation des métiers au risque nucléaire. La réalité virtuelle permet de nos jours une immersion sans risque en modélisant la réalité du terrain. Les agents d’exploitation en formation et même les stagiaires sont non seulement exposés au risque industriel (fuites d’eau, fuites de gaz, présence d’amiante …) mais aussi sensibilisés aux scénarios complexes. Ils apprennent à boulonner correctement des tuyaux entre eux. Une maquette à l’échelle réelle reproduit de multiples situations de travail, que l’exiguïté ou la luminosité rendent parfois difficiles. Chaque boulon est équipé d’un capteur de pression qui permet au formateur de suivre la qualité du boulonnage.
Encore de nombreux freins à la digitalisation
Réunissant universitaires et professionnels du secteur, la SFEN a tenu sa convention annuelle le 30 mars dernier. Son vice-président Xavier Ursat, directeur exécutif d’EDF en charge de la direction ingénierie et projets nouveau nucléaire, a reconnu que « par rapport à d’autres secteurs industriels qui sont aussi dans des enjeux de compétitivité, de timing, de respect des engagements très forts, (…) [la filière a] sans doute pris un petit peu de retard ».
Ce retard peut se justifier de différentes manières. En effet, un premier frein observé au niveau des entreprises de la filière est la capacité à pouvoir transformer entièrement leur organisation et leurs processus. Cela implique de revoir la façon d’organiser les projets et les ingénieries en passant par une organisation par les finalités, par les systèmes, par l’obtention des coûts et des délais tout en favorisant la coopération autour des objets plutôt que le simple partage de documents et le travail par filière technique. « Si nous voulons être performant, nous devons revoir nos aménagements nucléaires. […] Le fait d’organiser la digitalisation de l’ensemble de la filière, […] » qui se traduit par « la coopération de l’ensemble de nos entreprises non seulement sur des plateaux communs, sur des objets communs […] est un accélérateur de transformation considérable. » comme le précise Xavier Ursat.
Par ailleurs, l’exploitation d’une centrale nucléaire s’étend sur plusieurs décennies. Les nouvelles technologies s’intègrent donc au gré de l’exploitation. Le contrôle-commande auparavant analogique se numérise de plus en plus faisant place à des situations hybrides, ce qui « génère des difficultés dans la démonstration de la sûreté des systèmes », relève Stéphane Aubarbier. D’autre part, l’intégration de technologies numériques aux durées de vie « très courtes » impose une gestion de l’obsolescence « beaucoup plus puissante qu’auparavant » qui n’est pas forcément très apprécié dans une filière qui impose un temps de maturation pour ses solutions informatiques.
Avec l’apparition du nucléaire 4.0 est apparu un nouveau risque à maîtriser pour l’ensemble des participants : la cybersécurité. Considérées comme des infrastructures critiques, jugées « d’importance vitale » particulièrement par l’Agence Nationale de Sécurité des Systèmes d’Informations (ANSSI), les centrales nucléaires font l’objet d’une vigilance particulière. Toutes les entreprises de la filière ne sont pas encore tous au même stade de préparation au risque numérique bien que des actions de sensibilisation se multiplient dans les centrales françaises.