BREXIT : QUELS IMPACTS SUR LE MARCHÉ DE L’ÉLECTRICITE EUROPÉEN ?

En juin 2016, les Britanniques choisissaient à l’issue d’un vote serré de quitter l’Union Européenne. Trois ans plus tard, le divorce avance à pas d’escargots et la date butoir de celui-ci vient d’être une nouvelle fois reportée, au 31 octobre 2019. Pour cause, beaucoup de questions restent en suspens, notamment les questions énergétiques avec pour épicentre le marché de l’énergie européen.

Nous nous intéresserons ici au marché de l’électricité, sous-ensemble du marché de l’énergie. Ce marché, projet en construction dont le Royaume-Uni est un acteur clé, représente un sujet d’inquiétudes à plusieurs niveaux. Tout d’abord, la définition du cadre commercial et juridique des échanges d’électricité entre les futurs deux ensembles est un sujet de premier plan. Plus important encore, les mécanismes régissant les échanges d’électricité avec le Royaume-Uni doivent être clarifiés. Mais c’est sans doute la problématique des interconnexions électriques – supports des transactions commerciales transfrontalières – qui fait couler le plus d’encre. Le fondement, économique notamment, de ces piliers du marché pourraient être mis à mal et impacter la vision à long-terme de cet ensemble.

UN ACCORD COMMERCIAL AVEC LE ROYAUME-UNI PERMETTRAIT DE NE PAS ENTRAVER LES ECHANGES D’ÉLECTRICITÉ TRASNFRONTALIERS

Le rôle du Royaume-Uni dans le marché européen de l’électricité

Le Royaume-Uni occupe un rôle de premier plan dans le marché européen de l’électricité à deux niveaux.

Premièrement, les Britanniques ont joué un rôle moteur dans la construction de ce marché. Fervent défenseur de la libéralisation des marchés et des mécanismes de ceux-ci, le Royaume-Uni a fait figure de pionnier en termes de libéralisation des marchés de l’énergie dans les années 90 sous l’influence de Margaret Thatcher.

Deuxièmement, la contribution du Royaume-Uni au marché européen des capacités électriques est modeste mais prometteuse. A l’heure actuelle, la Grande-Bretagne n’est pas un des pays les plus interconnectés. Son taux d’interconnexion électrique – représentant le rapport de la capacité d’interconnexion d’un pays (5GW pour le Royaume-Uni) sur ses capacités de production installées (83,1GW) – est d’un peu plus de 6%. Ce pourcentage paraît faible en comparaison de certains de ses voisins comme la France qui affiche un taux d’interconnexion de 11%. En revanche, sa capacité d’interconnexion – positivement lié au taux d’interconnexion –pourrait plus que doubler d’ici 2023 en atteignant 12,3GW grâce à la mise en œuvre de 7 projets d’interconnexions aujourd’hui approuvés et/ou en cours de construction. S’ajoutant à cette idée, le Royaume-Uni occupe une place stratégique représentant actuellement la seule connexion de l’Irlande avec le réseau communautaire électrique.

 

"Les interconnexions du Royaume-Uni en projet et en service"

Les interconnexions du Royaume-Uni en projet et en service

La définition du cadre commercial

Un des enjeux majeurs est donc de définir dans quel cadre commercial vont avoir lieu les échanges d’électricité entre la Grande-Bretagne et l’Union Européenne une fois le divorce enclenché. A priori, trois scénarios semblent envisageables [1] :

  • Revenir au droit commun de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) si aucun accord n’est trouvé entre l’UE et la Grande-Bretagne
  • Négocier un accord bilatéral avec l’Union, une solution flexible adoptée par la Suisse mais nécessitant que Londres s’entende avec les 27 états restants.
  • Adhérer à l’Espace économique européen (EEE), la forme d’association la plus étroite adoptée par la Norvège. La Grande-Bretagne resterait dans l’Espace économique européen mais serait obligée de contribuer au budget européen et d’appliquer les politiques de l’UE, sans avoir son mot à dire dans leur élaboration.

L’adhésion à l’EEE semble exclue car elle imposerait la libre-circulation des personnes et l’application passive des politiques de l’UE, conditions inacceptables pour les leaders pro-Brexit.  La Grande-Bretagne se rapproche donc d’une des deux autres options avec une préférence pour la solution de l’accord bilatéral qui lui permettrait de négocier certains avantages.

Il est important de préciser que l’application des règles de l’OMC n’aurait aucun impact sur les droits de douane pour les produits bruts énergétiques. En effet, les droits de douane pratiqués dans le cadre de l’OMC sont nuls pour le pétrole, l’énergie électrique, le gaz et le charbon sous toutes ses formes.

 

UNE COMPLEXIFICATION DES PROCESSUS JURIDIQUES SE PROFILE À L’HORIZON

Un autre effet négatif de l’anticipation d’un Brexit « dur » est la complexification des processus juridiques au sein du marché intérieur de l’électricité.

Les projets d’interconnexion

Les lourdeurs administratives et juridiques sont inhérentes aux projets d’envergure que sont les interconnexions électriques. Mais du fait des incertitudes concernant les futures relations avec la Grande-Bretagne, certains chantiers voient les étapes juridiques à valider pour des demandes « routinières » se multiplier. A titre d’exemple, les dirigeants d’Acquind, projet d’interconnexion entre le Royaume-Uni et la France, en font actuellement les frais.

Les opérations d’achats et cessions d’actifs

Par ailleurs, les opérations d’achats et cessions d’actifs impliquant le sol britannique sont aussi impactées. L’exemple d’E.ON en est une bonne illustration : L’entreprise a récemment affirmé sa volonté de racheter la participation de son concurrent RWE dans Innogy, entreprise énergétique allemande. En cas de Brexit « dur », une telle opération devra être étudiée par la Competition and Market Authority du Royaume-Uni (CMA) afin d’examiner la situation d’Innogy sur le sol britannique.

 

LE ROYAUME-UNI EST SUSCEPTIBLE DE NE PLUS POUVOIR BÉNÉFICIER DES RÈGLES EUROPÉENNES EN MATIÈRE D’ÉCHANGE D’ÉLECTRICITÉ

Quels que soient les cadres commercial et juridiques trouvés, il n’y a aucun doute sur le fait que le courant continuera d’emprunter les interconnexions mises en place. La véritable difficulté concerne les modalités d’échange d’électricité aux frontières. En effet, une sortie sans accord du Royaume-Uni entrainerait le découplage du marché de l’électricité britannique du marché européen et conduirait à faire marche arrière sur deux décennies d’harmonisation des règles de fonctionnement des interconnexions.

Le mécanisme de couplage des marchés électriques

Pour bien comprendre cette idée, il faut revenir sur le mécanisme de couplage des marchés électriques mis en œuvre. Celui-ci permet d’acheter et de vendre de l’électricité à différentes échéances – années, mois, du jour pour le lendemain – dans les pays concernés à travers des bourses d’électricité tout en respectant le dimensionnement du marché des capacités électriques, soit les interconnexions. On parle enchère implicite. L’idée est d’exploiter aux mieux les complémentarités entre les bouquets électriques nationaux et favoriser les transferts d’électricité depuis les régions en surplus vers les régions déficitaires, autrement dit du marché où l’énergie est la moins chère vers celui où l’énergie est la plus chère. A long-terme, l’objectif est de tendre vers un prix unique de l’électricité grâce à un réseau totalement décongestionné et un marché unifié.

Les conséquences d’un Brexit « dur »

En cas de Brexit « dur », l’allocation implicite des capacités pourrait devenir impossible sur les interconnexions entre le Royaume-Uni et les pays environnants. Ceci pourrait conduire à une sous-estimation, ou encore une mauvaise utilisation des capacités d’interconnexion avec des flux d’électricité qui vont dans le mauvais sens, soit du prix le plus cher vers le prix le moins cher. Une part substantielle des bénéfices des interconnexions touchées pourrait alors être perdue. Selon les estimations actuelles, la perte potentielle pour l’interconnexion Nemo, entre le Royaume-Uni et la Belgique, serait de 500 millions d’euros à 1 milliard d’euros par an sur le marché day ahead.   La Grande-Bretagne supporterait 60% de cette perte, tandis que Nemo et la Belgique en supporteraient 8%.

Les arrangements alternatifs

En prévision de ce Brexit « dur », Londres commence à négocier des arrangements alternatifs avec chacun de ses voisins, mais le résultat risque fort d’être moins efficient que le modèle cible poursuivi par Bruxelles. Par exemple, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) a approuvé en mars 2019 les règles d’allocation de la capacité d’IFA – interconnexion reliant le Royaume-Uni à la France – en cas de Brexit « dur ». Afin de tenir compte du découplage de la Grande Bretagne du marché européen, l’allocation implicite est remplacée par une enchère explicite pour l’échéance journalière : la capacité transfrontalière sera désormais allouée de manière dissociée de l’énergie du jour pour le lendemain.

Le bénéfice apporté par les échanges aux frontières serait donc réduit et supposerait un recours plus important aux ressources domestiques. Qui en pâtirait ?

  • À court-terme : À première vue, le grand perdant serait la Grande-Bretagne avec un parc électrique vieillissant et une électricité plus chère que chez ses voisins. Aussi, les surcoûts engendrés par un découplage pourront être supportés – dans une moindre mesure – par les investisseurs d’interconnexions moins rentables et pays environnants importateurs d’énergie britannique.
  • À moyen-terme : En raison d’un marché de l’électricité intégré en construction, le risque de contamination pourra s’avérer élevé pour le système européen dans son ensemble. En d’autres termes, si un pays se trouve en difficulté, le problème pourra se propager dans le système tout entier via les liens existants entre les différents membres.

 

DES PROJETS D’INTERCONNEXION POURRAIENT ÊTRE MIS EN PÉRIL

La question du financement des projets d’interconnexions se pose, au vu de l’importance des capitaux engagés.

Le financement des projets d’interconnexion

Comme mentionné précédemment, ces projets peuvent bénéficier de soutiens européens. Tout projet d’intérêt commun (PIC), c’est à dire considéré essentiel à la concrétisation du marché unique de l’énergie par la Commission européenne, bénéficie d’une aide du Mécanisme pour l’interconnexion en Europe [2] (MIE). Le taux de cofinancement varie de 20% à 50% des coûts éligibles pour les travaux et études. Il est important de noter que certains projets d’interconnexion se voient refuser toute nouvelle subvention européenne tant que les conditions de sortie du Royaume-Uni ne sont pas clarifiées.

L’autre partie des coûts est prise en charge principalement par :

  • Les gestionnaires des transports régulés des pays concernés (GRT)
  • Des investisseurs privés indépendants

Une sous-utilisation ou une mauvaise utilisation des interconnexions avec le Royaume-Uni pourrait impacter significativement la rentabilité de leurs investissements.

L’impact sur les utilisateurs finaux

L’impact sur les utilisateurs finaux de l’électricité pose tout autant question. En effet, les GRT travaillent avant tout pour l’intérêt collectif. Leur décision d’investissement dans une interconnexion est motivée par l’augmentation globale de surplus pour les utilisateurs finaux via le marché des capacités européen. En d’autres termes, ils ont vocation, en investissant dans des interconnexions, à donner la possibilité à des consommateurs du pays importateurs d’accéder à une énergie moins chère ou à l’inverse à des producteurs de vendre leur énergie jugée trop onéreuse sur leur marché domestique.

Les régulateurs nationaux veillent à ce que les décisions d’investissement des GRT soient prises de manière à répartir équitablement les coûts et surtout afin de limiter les risques pesant sur les utilisateurs finaux.  A cet égard, l’Union Française de l’Electricité (UFE) a récemment soutenu l’approche proposée par la CRE sur le projet « Celtic Interconnector » reliant l’Irlande à la France. D’après cette approche, les dépenses d’investissement supportées par RTE doivent être plafonnées de manière à maintenir une rentabilité positive pour les utilisateurs du réseau français. Dans ce cas précis comme dans beaucoup d’autres, l’Union Européenne prend à sa charge les déséquilibres identifiés via des subventions.

 

DES INCERTITUDES CONCERNANT L’ORGANISATION DU MARCHÉ DE L’ÉLECTRICITÉ EUROPÉEN À LONG-TERME PERSISTENT

C’est surtout à long-terme qu’un Brexit « dur » pourrait avoir des répercussions négatives sur le marché européen de l’électricité. En effet, ce dernier est voué à se développer afin d’être un atout pour le système électrique de demain : Plus les énergies renouvelables intermittentes se développent, plus il devient pertinent d’exploiter la complémentarité des bouquets électriques nationaux. Or, le Royaume-Uni a été pleinement intégré dans ce projet de création d’un super-grid électrique à l’échelle européenne.

Les projets d’interconnexion

Pas moins de douze projets de nouvelles interconnexions entre la Grande-Bretagne et les autres pays membres du marché européen sont aujourd’hui en construction ou à l’étude. Depuis l’annonce du Brexit, leur fondement économique se trouve nécessairement affecté dès lors que les mécanismes qui régiront le fonctionnement de ces nouvelles infrastructures ne sont plus connus.

"Les caractéristiques des interconnexions du Royaume-Uni"

Caractéristiques des interconnexions du Royaume-Uni

Les problèmes rencontrés

Les sept projets d’interconnexion les plus avancés ont toutes les chances d’être mis en œuvre peu importe l’issue des négociations. Mais le contexte politique et règlementaire pourrait devenir moins favorable aux projets actuellement en phase initiale de développement, en particulier si la contribution des interconnexions à la sécurité d’approvisionnement est questionnée, où s’il n’est pas possible de maintenir des conditions de concurrence acceptables entre production domestique et électricité importée. La CRE a, par exemple, dès novembre 2017, gelé l’examen du projet d’interconnexion sous-marine entre la France et l’Angleterre Fab Link dans l’attente de la fin des négociations sur le Brexit. Dans un réseau européen interconnecté, ce contexte incertain a également des répercussions sur les projets voisins, en particulier sur le projet d’interconnexion entre la France et l’Irlande « Celtic Interconnector ». Ce projet est désormais prioritaire du fait de la dépendance énergétique de l’Irlande vis-à-vis du Royaume-Uni.

La menace d’un Brexit « dur » plane au-dessus de ces projets d’interconnexions d’envergure et amène à se questionner sur l’organisation du marché telle qu’elle a été projetée jusqu’à présent.

 

 

En conclusion, bien que les conséquences de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne dépendent principalement d’accords encore en discussion, tous les acteurs s’accordent sur ce point : il n’y aura que des perdants si le Royaume-Uni et l’Europe n’arrive pas à conserver des liens étroits dans le cadre précis du marché de l’électricité européen.

"Les questions encore en suspens"

 

Notes :

[1]  Les différents scénarios sont présentés de la relation la moins étroite à la plus étroite.

[2] Instrument financier de mise en œuvre des réseaux transeuropéens de transports (RTE-T), d’énergie (RTE-E) et dans le domaine des infrastructures de communication.

Sources :

http://europa.eu/rapid/press-release_IP-19-561_fr.htm?locale=FR

https://lenergeek.com/2017/12/11/interconnexions-electriques-europe/

https://lenergeek.com/2015/03/02/lurgence-de-construire-une-europe-energetique-en-reseaux-rapport/

https://www.connaissancedesenergies.org/tribune-actualite-energies/brexit-quelles-consequences-pour-le-royaume-uni-en-matiere-denergie

http://www.lefigaro.fr/societes/2017/06/23/20005-20170623ARTFIG00013-comment-le-brexit-peut-impacter-l-europe-de-l-energie.php

http://energie-developpement.blogspot.com/2016/06/brexit-impact-energie-electricite-climat.html

https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/het20_brexit.pdf

https://www.beckerbuettnerheld.de/fileadmin/user_upload/documents/press/Brexit_Energy_Insights_French.pdf

https://www.euractiv.fr/section/royaume-uni-en-europe/news/report-maps-uks-uncertain-energy-landscape-post-brexit/

https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/ce-qu-implique-l-interconnexion-des-reseaux-electriques-en-europe-618873.html

http://www.lexplicite.fr/ifa2-nouvelles-interconnexion-electrique/

https://www.lemondedelenergie.com/grande-bretagne-france-interconnexion-electrique-justice/2018/10/16/

https://ufe-electricite.fr/actualites/edito/article/brexit-quelle-europe-de-l-energie-de-demain

http://energie-developpement.blogspot.com/2016/06/brexit-droit-douane-energie-UE-UK.html

https://www.cre.fr/Electricite/Reseaux-d-electricite/Interconnexions

https://selectra.info/energie/actualites/politique/brexit-consequences-marches-energie

https://www.lemondedelenergie.com/brexit-quelles-consequences-pour-le-secteur-de-lenergie/2017/01/06/

https://www.planete-energies.com/fr/medias/decryptages/les-interconnexions-europeennes

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Back to top