Au cours des deux dernières décennies, les progrès technologiques ont été fulgurants, repoussant sans cesse les limites de notre imagination. Il y a une vingtaine d’années, rares étaient les utilisateurs de téléphones portables, et personne ne pouvait imaginer que des Facebook, Twitter ou encore Instagram s’immisceraient dans notre vie quotidienne, jusqu’à influer sur la nature même des relations sociales, du fonctionnement économique. Nous sommes désormais familiers de ces outils numériques, rodés aux achats en ligne, entourés d’objets connectés. Et un mot semble s’être imposé comme l’une des caractéristiques essentielles de notre société actuelle : la Data, ou donnée. Présentée comme une ressource inestimable (le nouvel or noir) et un facteur de progrès, la Data cristallise également les inquiétudes. Alors que le modèle de la ville intelligente, la Smart City, est souvent associé à une omniprésence de la technologie – une ville technocentrée, voir techno-dépendante – on est en droit de s’interroger sur le rôle que doit jouer la Data, et sur l’utilisation qui doit/peut en être faite.
Une méfiance justifiée ?
La méfiance vis-à-vis de l’utilisation des nouvelles technologies, et des données en particulier, n’est pas une nouveauté. Plusieurs fictions en ont fait le thème central de leur intrigue. Dès 2011, dans la série « Person of Interest », Jonathan Nolan s’intéresse aux dérives de l’algorithmie et à l’émergence d’intelligences artificielles surpuissantes, capables d’analyser les conversations, les attitudes, et d’anticiper les comportements déviants. Plus récemment, l’épisode « Nosedive » de la série « Black Miror » a choisi d’imaginer une société dystopique dans laquelle l’ensemble des citoyens sont notés en fonction de leurs comportements.
Sur ce dernier point, la fiction se rapproche inlassablement de la réalité. En effet, en Chine, l’expérimentation du « Social Credit », annoncée en 2014, concerne déjà une trentaine de villes et les autorités espèrent l’étendre à l’ensemble des 1,4 milliards d’habitants d’ici 2020. Dans la ville de Suqian où le dispositif est bien avancé, chaque habitant a reçu en avril 2018 un score de 1000 points qui varie depuis en fonction du comportement des individus. Si traverser la rue alors que le signal piéton est rouge fait baisser le score, donner son sang ou aider une personne âgée permet de le faire remonter. Quelle incidence sur la vie quotidienne ? Pour monter une entreprise à Suqian, il faut par exemple obtenir une autorisation de la mairie qui n’est délivrée … que si le score est jugé assez élevé. Mais la filiale d’Alibaba, Ant Financial, est allé un cran plus loin dans la surveillance. En lançant son « Sesame Credit » en 2015, qui fonctionne sur le même modèle que le « Social Credit ». L’entreprise a consolidé les « notes » de dizaines de millions de citoyens chinois. Elle a même constitué une « Liste Noire », regroupant les citoyens qui possèdent les plus mauvais scores. Cette base de données est accessible par l’ensemble des institutions publiques, des tribunaux, etc.
Cependant, il n’est pas nécessaire de voyager si loin pour constater les prémices de ces notations de masse. En France, et dans nombre de pays occidentaux, l’ubérisation[1] a naturellement introduit la notation dans les mœurs. En effet, lorsque l’on commande une course de VTC (Véhicule de Tourisme avec Chauffeur), il nous est systématiquement demandé de noter le chauffeur qui a effectué la course. Plus généralement, les réseaux sociaux, de par leurs systèmes de « like », ont introduit dans la société moderne une forme d’approbation implicite des comportements, des choix de vie.
L’utilisation des données personnelles peut sembler floue, opaque. Richesse économique pour les géants numériques qui les exploitent, elles sont parfois utilisées à l’insu des utilisateurs. Nous exposons en effet quotidiennement des données personnelles en ligne qui peuvent être exploitées : sur les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les applications mobiles, etc. Et certains exemples laissent présager un accroissement de ce modèle. En Suède, 3 000 personnes ont accepté, à titre expérimental, de s’insérer une puce RFID (Radio Frequency Identification) sous la peau. Au niveau légal, il n’y a d’ailleurs actuellement rien de clair quant à la gestion des données nominales. Selon le sociologue Bernard Cathelat, nous nous trouvons actuellement dans un « brouillard socio-politique ». L’évolution des technologies est plus rapide que la législation, ce qui rend son encadrement parfois complexe. De fait, dans cette période de transition, de construction, mais également d’explosion technologique, l’encadrement du Big Data et de l’utilisation des données personnelles, relève d’un choix avant tout sociologique et politique.
Quel modèle de gouvernance au sujet du Big Data ?
Dans la ville intelligente de demain, les objets connectés seront démultipliés, favorisant une collecte de plus en plus fréquente et systématisée. Si ces Data peuvent aider à l’amélioration de la qualité de vie des citoyens, par l’optimisation ou la création de services, il convient néanmoins de se demander le modèle de « Data Deal » [2] que l’on souhaite promouvoir au sein de la Smart City, et l’importance que l’on entend donner à la vie privée.
Selon Bernard Cathelat, on peut distinguer quatre modèles prédominants [3] de gouvernance de la donnée, qui ne sont bien sûr pas hermétiques. Il existe en effet des modèles mixtes dans certaines villes, certains pays. Le premier, le « Data Control », est celui de la surveillance absolue, comme le montre l’exemple chinois précédemment évoqué. La donnée est alors utilisée à des fins politiques, sécuritaires, ou encore éducatives et les citoyens n’ont pas le contrôle sur les données qui sont exploitées. Si la Chine, grâce à ses expérimentations et ses technologies performantes en matière de reconnaissance faciale, s’impose en « leader » de ce modèle, elle n’est pas la seul à s’intéresser à cette technologie. Dans nombre de démocraties occidentales, la recours à la reconnaissance faciale est ainsi envisager pour faire face aux enjeux sécuritaires. Ainsi, à Nice et Marseille, la reconnaissance faciale est expérimentée dans deux lycées pour sécuriser l’entrée et prévenir les éventuelles intrusions.
Le deuxième modèle, le « Data Business », se caractérise par la liberté d’utilisation des données des consommateurs à des fins commerciales. Le collecteur de la donnée (GAFA, sites internet d’entreprises, etc.) en est propriétaire et peut librement l’utiliser pour générer des profits. Les données personnelles, d’individus identifiables, sont perçues comme une ressource essentielle qu’il s’agit de capter et d’exploiter afin d’en tirer profit. Mais des exemples récents prouvent que la société civile n’est pas toujours encline à laisser les géants du numérique utiliser leurs données. C’est le cas à Toronto, au Canada, où le projet QuaySide a vu se soulever une fronde citoyenne. Dans le cadre de ce projet, une filiale de la société mère de Google, Alphabet, s’est vu confier la construction d’un nouveau quartier. L’entreprise a choisi de créer un quartier ultra-moderne, respectueux de l’environnement, et surtout … entièrement connecté. S’estimant propriétaire des données collectées, l’entreprise se heurte depuis un an à une opposition ferme de collectifs citoyens qui entendent bien défendre leur droit à la confidentialité.
Face à l’exploitation de leurs données par les entreprises du numérique, certains utilisateurs militent pour la création d’un droit de propriété sur les données. C’est l’une des revendications phares du Think tank « Génération Libre », qui estime que chacun devrait être en droit de contrôler l’utilisation de ses données personnelles et de recevoir une rétribution financière pour l’utilisation qui en est faite.
Face à ces modèles qui captent et exploitent des données personnelles, parfois à l’insu même des individus, le modèle « Data Privacy » replace le respect de la vie privée au centre des débats. C’est un modèle militant qui considère que les données personnelles sont la propriété exclusive des citoyens auxquels elles sont reliées. Dans cette logique, on accepte que les données soient traitées dans l’intérêt public, mais de manière exclusivement anonymisées, et le plus souvent par des organismes publics. C’est par exemple le cas à Helsinki, où les données médicales anonymisées sont utilisées afin de favoriser la recherche scientifique et d’améliorer la qualité des services médicaux. On se trouve donc à l’opposé de l’écosystème de surveillance que semble favoriser les deux modèles précédemment cités.
Un dernier modèle, enfin, tente de concilier le respect de la vie privée et l’utilisation des données à des fins commerciales. Ce modèle de « Data Concession » place le respect de la confidentialité en « étendard » de l’éthique commerciale. Un certain nombre de données collectées par l’intermédiaire des services publics sont mises à la disposition d’entreprises privées de manière anonymisées. Ces formes « d’Open Data » permettent l’émergence de nouveaux services tout en favorisant le respect de la confidentialité des données des utilisateurs. Dans la ville d’Helsinki, ce modèle a par exemple permis la naissance de l’application « WHIM », qui propose différents systèmes d’abonnement afin de profiter de l’ensemble des solutions de transport de la ville.
En définitive, une réelle prise de conscience semble être en cours, et c’est en ce sens que certains états veulent s’engager pour défendre la vie privée de leurs citoyens. Ainsi, au sein de l’Union Européenne, le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) apporte un début de réponse. Quoiqu’il en soit, le choix du modèle de gouvernance de la Data dans la Smart City dépasse le simple cadre technologique, et reflète un véritable choix de société. Il s’agit de réfléchir au modèle de ville dans lequel on souhaite vivre, évoluer, s’épanouir. Désirons-nous vivre dans une ville gouvernée par les données ou donner plus de place à l’Humain et au respect de la vie privée ? Tous les modèles sont possibles : il s’agit seulement de s’accorder sur la vision que l’on souhaite promouvoir et être conscient des réalités sous-jacentes. Et vous ? Quel modèle pour votre ville ?
[1] Ubérisation : l’ubérisation, en référence à l’entreprise Uber, est un phénomène qui consiste en l’utilisation de services permettant aux professionnels et aux clients de se mettre en relation de manière quasiment instantanée, grâce à l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
[2] Smart Cities : Choix de Société pour 2030, UNESCO & NETEXPLO 2019, p.274
[3] Intervention de Bernard Cathelat au forum NETEXPLO 2019, à retrouver en détail dans Smart Cities : Choix de société pour 2030, UNESCO & NETEXPLO 2019, p.282