‘‘La production de batteries en Europe revêt un intérêt stratégique pour notre économie et notre société compte tenu de son potentiel en termes de mobilité propre et d’énergie, de création d’emplois, de durabilité et de compétitivité’’. C’est en ces mots que Margrethe Vestager, l’actuelle commissaire européenne chargée de la politique de concurrence, a qualifié les enjeux autour du projet European Battery Alliance (EBA), plus communément appelé « Airbus des batteries ».
Le 30 janvier 2020, Emmanuel Macron a visité la nouvelle usine Saft située à Nersac, dans le Sud-Ouest de la France, en compagnie de la ministre allemande de la recherche, Anja Karliczek. Cette usine est la première pierre à l’édifice du projet européen d’Airbus des batteries. Ce projet, qualifié de pilote, va permettre de créer 200 emplois (150 emplois qualifiés et 50 ingénieurs) pour un coût total de 200 millions d’euros.
L’appellation « Airbus des batteries » peut porter à confusion. En effet, ce projet n’a pas vocation à créer une seule entité commune regroupant plusieurs pays à l’image du constructeur aéronautique européen, mais plutôt de former des consortiums entre les Etats membres et certaines entreprises. Plusieurs projets transnationaux devraient voir le jour dans les années à venir et permettre de lisser la répartition de la production mondiale des cellules Lithium-ion car actuellement, l’Union européenne ne représente que 1 % de cette production largement dominée par l’Asie [1].
L’ambition clairement affichée de ce projet est de rattraper le retard technologique sur les pays asiatiques. Malgré un retard notable, de récentes études [2] affirment que les technologies de stockage développées par les pays asiatiques sont largement perfectibles et qu’il est possible pour de potentiels nouveaux arrivants de gagner rapidement une part de marché significative.
Un projet à forts enjeux stratégique, économique mais aussi juridique
Le choix de l’Union européenne (UE) d’investir plus de 8 milliards d’euros dans un tel projet peut (légitimement) être questionné. En effet, comment expliquer que l’Europe veuille se lancer dans cette course technologique alors que des pays asiatiques (Chine, Japon, Corée du Sud) s’y sont déjà engagés depuis plus de 10 ans ? Difficile d’apporter une réponse claire et irréfutable sur les motivations de l’UE.
Néanmoins, plusieurs éléments laissent à penser que ce projet est destiné à « sécuriser » le secteur automobile et plus particulièrement la filière de la mobilité électrique. Si on prend le cas de la France, le secteur automobile représente 16 % du chiffre d’affaires de l’industrie manufacturière (4 000 entreprises employant plus de 440 000 salariés) sans compter toutes les activités liées directement ou indirectement à ce marché. Le vice-président de la Commission européenne, Marcos Sefcovic, est convaincu que l’Europe « peut ouvrir la voie de la transition mondiale vers une mobilité propre et connectée ». L’Europe a toujours été à la pointe des grandes révolutions dans le domaine du transport (chemins de fer, moteurs à combustion, aviation, etc.). Il est donc logique que la mobilité électrique fasse partie des grands axes de développement européen.
Les ventes de véhicules électriques (VE) devraient fortement augmenter dans les années à venir. Des pays comme l’Allemagne et la France doivent donc sérieusement envisager une reconversion et proposer des VE compétitifs. C’est sur cet aspect compétitif que le projet de l’Airbus des batteries prend tout son sens. Dans le schéma actuel, les constructeurs automobiles européens n’ont d’autre choix que d’acheter des batteries Lithium-ion aux fournisseurs chinois, japonais ou coréens. Or, on estime que la batterie d’un VE représente près de 40 % du coût total du véhicule [3].
L’achat de la batterie est donc le principal levier d’optimisation des coûts pour les constructeurs. Actuellement, les VE européens restent compétitifs, mais il est dangereux de maintenir cette dépendance vis-à-vis des fournisseurs asiatiques. Rien n’empêche ces derniers de limiter leurs exportations et/ou d’augmenter leurs prix auquel cas l’industrie automobile européenne s’en verrait grandement fragilisée.
De plus, l’Airbus des batteries s’inscrit dans une démarche long terme en cohérence avec la volonté politique de plusieurs pays européens souhaitant interdire la vente des véhicules thermiques (2025 pour la Norvège, 2030 pour le Danemark, l’Irlande et la Suède et 2040 pour la France). L’Airbus des batteries est donc une belle initiative pour répondre à ces échéances légales.
Enfin, un dernier défi de taille concerne la reconversion et la formation des emplois liés aux batteries électriques. Pour répondre à cet enjeu, la Commission européenne a annoncé qu’elle comptait renforcer les compétences liées aux batteries électriques en aidant les universités à construire de nouveaux cursus universitaires [4].
Une organisation efficace est primordiale pour la réussite du projet
Dans le cadre de l’Airbus des batteries, 7 pays ont été autorisés par la Commission européenne à apporter 3,2 milliards d’euros d’aides publiques pour développer le secteur des batteries électriques. L’Allemagne, la France et l’Italie sont les plus grands contributeurs du projet avec des financements respectifs de 1,25 milliard, 960 millions et 570 millions d’euros. Ces financements sont destinés à soutenir les activités de recherche, de production, de développement et d’innovation des 17 entreprises partenaires directes du projet et des 70 partenaires externes [5].
Pour réaliser les objectifs escomptés en termes de compétitivité et d’innovation, la chaîne de valeur des batteries doit être améliorée et le leadership industriel européen renforcé. De ce fait, la Commission européenne a mis en place des actions stratégiques afin de favoriser l’avantage concurrentiel européen. La Commission a créé une plateforme de coopération ‘Batteries Europe’ permettant de définir un programme stratégique de recherche et d’innovation afin d’aider les gouvernements et les industries à identifier les bons choix de financement de la recherche.
Selon les prévisions de la Commission européenne, l’Europe aurait besoin de 10 à 20 Gigafactory (usines de production de batteries à grande échelle) pour couvrir sa propre demande. La France a accueilli la première usine pilote Franco-Allemande de batteries (Saft) pour voitures électriques en Charente en Janvier 2020.
En plus de l’usine Saft à Nersac, 3 autres usines devraient aussi voir le jour prochainement : l’une portée par l’entreprise suédoise Northvolt en 2022, avec un objectif de production de 32 GWh par an ; et deux autres par les groupes PSA-Opel-Total-Saft en 2023. Les projets portés par Saft (Total), PSA et sa filiale Opel reflètent le partnership entre la France et l’Allemagne. De plus, la construction d’une usine de fabrication dans la région Hauts-de-France et d’une autre en Allemagne sont prévues à compter de 2023.
Des actions clés devront être implémentées pour concurrencer le marché des batteries asiatiques
Pour que ces projets soient une réussite, il sera important d’optimiser la chaîne de valeur des batteries électriques et de sécuriser les segments clés. En effet, il faudra élaborer des processus innovants et efficaces sur l’ensemble de la chaîne, depuis l’étape de l’extraction des matières premières jusqu’aux aspects de recyclage. La figure ci-dessous illustre cette chaîne de valeur avec des exemples d’entreprises européennes impliquées à chacun des 6 niveaux.
Il faudra aussi implémenter des actions clés à chaque segment de la chaîne de valeur pour développer de manière efficace les prochaines générations de batterie et dépasser les niveaux actuels d’exigence en matière d’extraction des ressources, de production et de recyclage. Ces actions clés sont listées dans la figure ci-dessous [6] :
Le projet d’Airbus des batteries n’est pas sans risque
A la différence de l’UE, l’Asie a pu s’appuyer sur une solide expertise provenant de son industrie électronique. C’est pour cette raison que des grandes firmes comme LG, Samsung, ou Panasonic dominent le marché des batteries et proposent des technologies de pointe. L’Europe a fait le choix de mettre à profit son expertise du secteur automobile. Par conséquent, la production des batteries sera principalement orientée vers le secteur des transports. Seul l’avenir nous dira si, à l’image de l’électronique, l’automobile saura réussir une telle reconversion.
Le pari de l’UE est d’imaginer qu’elle sera capable de mettre en place une chaîne de valeur reliant les différentes étapes clés du cycle de vie d’une batterie. Être compétitif sur une seule brique de cette chaîne de valeur serait déjà une formidable prouesse, mais vouloir s’appuyer sur une chaîne multi-sectorielle (extraction, production, R&D, recyclage…) peut paraître utopique, d’autant plus que l’UE ne dispose pas forcément des compétences et du savoir-faire associés à ces différentes activités. Les responsables du projet Northvolt affirment que seule l’industrie japonaise offre les compétences nécessaires pour élaborer certains processus complexes de conception de cellules [7].
Nous noterons aussi que dans beaucoup de projets prévus sur le long terme, les pouvoirs publics jouent un rôle prépondérant. Actuellement, la vente de VE dépend en grande partie de l’accessibilité de ces derniers. Le cas du Danemark est très évoquant : entre 2015 et 2016, ce pays nordique a vu ses ventes de VE chuter de 68 %. Cet effondrement brutal coïncide avec la suppression d’une exonération de taxe sur l’achat d’un VE ; le gouvernement danois a par la suite réintégré une aide pour inciter les ménages à acheter des véhicules électriques. Un des risques que l’on peut associer au projet serait donc : soit que les gouvernements européens sous-estiment l’impact des aides étatiques pour l’achat d’un VE, soit qu’ils ne soient plus capables financièrement de proposer des aides intéressantes aux particuliers.
Enfin, rappelons que la réussite de ce projet réside dans la capacité de l’UE à instaurer un cadre législatif cohérent entre les différents états membres.
Pour résumer, l’Airbus des batteries est un défi industriel et technologique dont la réussite repose en grande partie sur une coopération inter-étatique.
Références :
[2] Tarascon, J. 2011. L’énergie : stockage électrochimique et développement durable : Leçon inaugurale prononcée le jeudi 9 décembre 2010. In L’énergie : stockage électrochimique et développement durable. Paris : Collège de France. doi :10.4000/books.cdf.408
[5] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_19_6705
[6] https://www.eba250.com/actions-projects/priority-actions/
[7] https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/mathieu_eu_battery_alliance_2018_.pdf
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