En 2014, Energystream publiait un grand dossier sur les énergies renouvelables motrices d’une décentralisation énergétique. Nous constations alors que la décentralisation des moyens de production était irrévocablement en marche. Nous percevions que les progrès technologiques et l’ouverture des marchés allaient rapprocher les sites de production des consommateurs.
Aujourd’hui, non seulement la production se décentralise, mais l’ensemble du système énergétique évolue : nous sommes déjà en transition énergétique. Comment cette décentralisation s’opère-t-elle ? Quels en sont les leviers et les freins ? A quelle maille s’organisent production, distribution, consommation ? Quel avenir pour les acteurs historiques ? les nouveaux entrants ? les collectivités ? Afin de mieux comprendre ce mouvement et de nous représenter le monde de demain, nous sommes allés à la rencontre d’acteurs, privés et publics, historiques et émergents. Nous publions à compter d’aujourd’hui et dans les semaines à venir leurs points de vue personnels (ils parlent librement, en leur nom). Ils sont parfois tranchés et toujours sérieux. Nous tenons à les verser au pot de la réflexion citoyenne.
Cette semaine : Philippe Angotti, Délégué adjoint de France Urbaine
France urbaine, née le 1er janvier 2016 de la fusion de l’Association? des Maires de Grandes Villes de France ?et de l’Association des Communautés Urbaines ?de France, regroupe les élus des métropoles, des grandes communautés et des villes centres ou périphériques. Elle compte 97 membres de toutes tendances politiques confondues, représentant plus de 30 millions d’habitants.
Philippe Angotti, délégué adjoint de France urbaine, suit plus particulièrement les travaux de la commission Développement durable et transition énergétique et des groupes de travail Energie, Eau et assainissement et Urbanisme et aménagement urbain.
Quelle définition donnez-vous à la décentralisation du système énergétique ?
La France est engagée à plusieurs niveaux : aux plans international – dans les négociations sur le changement climatique, européen – dans le paquet énergie climat, national – dans la transition énergétique (loi de juin 2015). Or les territoires sont fortement interpellés par ces engagements.
Dans ce contexte, je dirais que la décentralisation du système énergétique se définit comme la prise en main par les territoires, notamment urbains, de leur propre stratégie énergétique.
Quels leviers permettent cette décentralisation énergétique ?
D’abord la gouvernance : les territoires urbains sont déjà responsables de l’aménagement, l’habitat, l’urbanisme, les transports et des services environnementaux (déchets, eau). Pourtant, ils ne sont pas encore maîtres de leur stratégie en matière énergétique, même si la loi MAPTAM a confié aux métropoles et communautés urbaines le rôle d’autorité organisatrice de la distribution d’énergie. Entre les communes, les EPCI [1] et les syndicats d’énergie, les responsabilités se superposent encore. Parfois, cet état de fait n’a pas de conséquence, parfois, ces superpositions entraînent des blocages ou des conflits d’intérêts entre ces acteurs.
Viennent ensuite les moyens financiers. Aujourd’hui, les collectivités locales font avec ce qu’elles ont et elles ont de moins en moins. Qui pourtant, mieux que intercommunalités urbaines, au plus près des entreprises et des citoyens et à l’échelle du bassin de vie, peut définir et mettre en œuvre des politiques concrètes et engager efficacement des moyens ? Elles sont l’échelon pertinent pour réduire la précarité énergétique, rénover les bâtiments, promouvoir la mobilité verte et durable… La loi de transition énergétique (juin 2015) a d’ailleurs clarifié la situation en confiant la responsabilité du PCAET [2] aux EPCI (avec l’introduction d’un volet « air »).
France Urbaine porte leur parole auprès de l’Etat et propose de flécher des budgets vers leurs actions pour la transition énergétique. Une proposition en ce sens portant sur le fléchage d’une partie de la hausse de la contribution énergie climat n’est malheureusement pas passée dans la Loi de Finances rectificative de 2016. Nous continuerons de défendre nos propositions, en lien avec les réseaux membres de la plateforme des associations en faveur de l’énergie, auprès du prochain gouvernement.
Rééquilibrer les pouvoirs en matière de distribution d’énergie (gaz et électricité) est un 3e levier que nous tentons actuellement d’actionner : en effet, dans le cadre du renouvellement du modèle de contrat de concession de distribution d’électricité, nous avons besoin de bâtir avec les distributeurs une stratégie d’investissement correspondant aux projections de consommation et aux objectifs du territoire. Il en est de même pour le gaz, pour lequel les négociations devraient démarrer courant 2017.
Prenons l’exemple de l’électricité. En tant que propriétaires des réseaux, nous sommes attentifs aux besoins d’investissement dans une logique patrimoniale et d’entretien d’un réseau vieillissant. Nous sommes également conscients des contraintes du TURPE [3]. Nous demandons que le cadre national s’adapte un tant soit peu aux réalités et priorités du territoire. Les schémas directeurs des énergies – que les territoires conçoivent – privilégient une approche en terme de mix énergétique et peuvent éviter des renforcements coûteux du réseau électrique. ENEDIS possède un savoir-faire irremplaçable, mais les territoires ont aussi leur mot à dire ! ENEDIS ne peut plus dire de son côté « je sais tout » ou « je m’occupe de tout », même si les communes ou leurs représentants sont encore dans un rapport de force déséquilibré avec le distributeur qui est le concessionnaire obligé.
Ce rééquilibrage des pouvoirs passe par un accès aux données de l’énergie. C’est le 4e levier. Nous enregistrons des progrès du côté des opérateurs (notamment grâce au décret de l’été 2016 ou à la toute récente loi numérique [4]), mais il faut encore aller plus loin. Outre des obstacles techniques, la confidentialité des données est un point d’achoppement avec la CNIL. Comment traiter les questions de précarité énergétique sans aller au niveau de la donnée personnelle ?
Quels sont les acteurs moteurs et les acteurs qui freinent la décentralisation du système énergétique ?
Les jeux d’acteurs sont assez complexes.
Le gouvernement a encore du mal à se dessaisir de certaines prérogatives malgré des évolutions récentes. Il a redistribué les compétences entre les territoires mais en a peu déléguées. France Urbaine et d’autres acteurs ont proposé que la politique pluriannuelle de l’énergie (PPE) soit élaborée d’abord à l’échelle des régions et concaténée à l’échelle nationale. Mais cela n’a pas encore été mis en place. Ainsi, l’État lui-même est une sorte de frein. D’ailleurs, avec le non cumul des mandats, il est possible que les représentants nationaux soient moins ancrés localement et que le dialogue s’avère plus difficile.
Nous ne remettons pas en cause pour autant le rôle de l’Etat. Une décentralisation non maîtrisée pourrait accentuer l’inégalité énergétique entre les territoires et un cadre national reste nécessaire : le tarif unique et la péréquation nationale n’ont pas à être mis en cause. En outre, toute stratégie énergétique comporte un volet de sécurité nationale que l’État doit donc contrôler.
Les entreprises, les associations et les citoyens sont, en revanche, des acteurs moteurs de la décentralisation du système énergétique, a priori plus sensibles aux contraintes des territoires. Les collectivités territoriales sont à même de les fédérer et les mobiliser.
Au regard de ces leviers, à quelle échéance pouvons-nous espérer basculer concrètement vers un système énergétique décentralisé ?
C’est difficile à dire. Cela dépendra de la qualité de la relation entre les territoires et le gouvernement. Nous devons sortir d’un État qui, contraint par la baisse de ses moyens financiers, traduit son pouvoir par l’édiction de normes, de contraintes ou de prescriptions et considère les territoires comme ses sous-traitants. Passons plutôt en mode partenarial. Quelques progrès sont visibles, en particulier dans le nouveau pacte État – métropoles qui présente une stratégie plus partenariale qu’auparavant, mais l’Etat facilitateur que nous appelons de nos vœux doit encore s’inscrire dans les faits.
Quand on parle de système énergétique décentralisé parle-t-on de plusieurs mailles ?
La maille des EPCI est la plus cohérente car elle correspond à un bassin de vie, y compris dans les milieux périurbains et ruraux. D’ailleurs, les PCAET ne sont plus qu’à cette échelle. Le bassin de vie permet d’envisager une vraie stratégie énergétique, grâce aux leviers de politique publique tels que les politiques de transports, d’énergie, d’habitat, d’urbanisme.
La mise en cohérence de ces mailles au niveau régional est par ailleurs une bonne chose. Le couple région / intercommunalité permet de faire jouer les solidarités interterritoriales.
Quelle place pour le numérique dans le système énergétique décentralisé ?
Nous constatons que les projets privés et publics de systèmes de pilotage intelligents se multiplient, allant des « smart grids » aux « smart cities ». Cela est intéressant si les citoyens et les entreprises peuvent se les approprier et les utiliser. Ces systèmes offrent de nombreuses possibilités, mais doivent rester simples et accessibles, pour pouvoir s’intégrer dans le quotidien de chacun.
Les compteurs intelligents (Linky, Gazpar…) sont de bons vecteurs de changement, à condition qu’ils soient pensés pour le consommateur. Les données de consommation ne sont pas à l’usage unique de l’opérateur de comptage. Le citoyen doit pouvoir piloter sa propre consommation.
En conclusion, quels sont les freins à lever à court terme pour poursuivre le mouvement vers la décentralisation du système énergétique en France ?
Une mobilisation forte des réseaux de collectivités locales et d’acteurs locaux auprès du gouvernement doit permettre d’accélérer le mouvement. C’est pourquoi France Urbaine s’emploie à sensibiliser les candidats prêts à assumer l’avenir de la France, via un manifeste riche en propositions concrètes présenté lors des Journées de France urbaine à Arras les 23 et 24 mars 2017. Nous allons le soumettre à chacun d’eux pour savoir quelles actions ils envisagent de mener lors de leur mandat présidentiel.
Pour autant, France urbaine ne veut pas agir seule dans son coin. Seule une action concertée de différents réseaux mobilisés et déterminés (Amorce [5], AdCF [6], ARF [7], FLAME [8], RARE (Réseau des agences régionales de l’énergie et de l’environnement), Atmo-France [9] …) fera bouger les lignes, à l’occasion de la prochaine Loi de Finances par exemple.
France urbaine a pour objectif de promouvoir? le fait urbain auprès des pouvoirs publics ?et de tous les citoyens.? Dans un dialogue renouvelé avec l’Etat, l’association participe pleinement à la structuration du monde urbain dans notre pays et à l’attractivité de tout son territoire. En développant des services auprès de ses membres afin de mieux répondre aux enjeux auxquels ?ils sont confrontés, elle apporte une réflexion nouvelle dans les débats locaux, nationaux, européens et internationaux.
L’association est organisée en 4 collèges représentant toute la diversité urbaine : métropoles et communautés urbaines, communautés d’agglomération, villes, et villes et communautés d’Ile-de-France. Elle est administrée par un conseil d’administration de 38 membres et un bureau de 14 élus.
Pour travailler les dossiers et préparer les prises de position, France urbaine dispose de commissions thématiques ?présidées par des élus et de groupes de travail ou projet ?mis en place au gré de l’actualité pour être force de proposition sur des questions à contenu technique.
[1] Établissement public de coopération intercommunale
[2] Plan climat air énergie territorial
[3] http://www.cre.fr/reseaux/reseaux-publics-d-electricite/tarifs-d-acces-et-prestations-annexes
[4] http://www.economie.gouv.fr/projet-loi-pour-republique-numerique-definitivement-adopte
[5] http://www.amorce.asso.fr/fr/
[8] http://www.federation-flame.org/la-federation/presentation/
[9] http://www.atmo-france.org/fr/
D’autres visions d’experts :
- L’article introduisant la série d’interviews sur la décentralisation énergétique
- L’interview de Xavier Moreau (Schneider Electric)
- L’interview de Claudio Rumolino (Valorem)
- L’interview d’Esther Bailleul (CLER)
- L’interview d’Eric L’helguen (EMBIX)
- L’interview de Vincent Fristot (Ville de Grenoble)
- L’interview de Nicolas Wojnarowski (Enedis)
- L’interview de Sophie Galharret
- L’interview d’Emmanuel Soulias (Enercoop)
un article qui trimestre d’être lu .